LE PARTI DU MONDE

Une exposition collective
autour des photographies d’Alexandre Christiaens

Commissariat : François de Coninck

THEATRE ET CENTRE CULTUREL DE NAMUR
Espaces culturels des ABATTOIRS DE BOMEL
du 25 septembre au 25 octobre 2015

Argument :

Voyageur, navigateur, baroudeur dans la lignée des Jack London, Blaise Cendrars et autres fouilleurs de mondes, le photographe Alexandre Christiaens promène son regard dans des lieux improbables aux quatre coins de la planète. En Roumanie, en Estonie, en Russie, en Inde, au Brésil, au Chili, en Turquie, en Chine ou au milieu de l’océan atlantique, il s’agit pour lui d’aller voir, inlassablement : se frotter au monde, interroger sa structure, traquer sa présence, sonder ses absences, enregistrer ses vibrations. Fragmenter le temps et s’ouvrir comme un diaphragme : faire entrer sa lumière pour le laisser s’imprimer en soi. De cet aventurier du regard on peut donc dire qu’il prend délibérément le parti du monde. Ce principe d’adhésion au monde tel qu’il se donne à voir, à saisir et à restituer est un pari qui n’est jamais gagné d’avance : à chaque départ, à chaque engagement dans le voyage, il faut relancer les dés. Dans le partir et l’éloignement, quelque chose s’active de l’ordre de l’acuité, de l’attention au monde et du repositionnement de la conscience – car il faut toujours un dehors pour penser le dedans. Ainsi, les photographies qu’Alexandre Christiaens ramène de ses voyages nous parlent autant de ce monde extérieur où il s’aventure que de son monde intérieur qui transparaît en filigrane, se mélange et se superpose à ses clichés.

« Dans le combat entre toi et le monde, aide le monde », écrivait Kafka, au début du XXème siècle, dans ses Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, proposant ainsi un renversement radical de la perspective selon laquelle on modélise d’ordinaire l’équation complexe entre soi et le monde, quand il s’agit d’y trouver sa place. L’accent est mis ici sur la faiblesse de la position de l’individu dans le combat qu’il mène face au monde. Roland Barthes, qui avait fait de cette pensée de Kafka son talisman, en a déplié le sens dans un de ses cours : « La certitude du singulier vient en face de cette autre certitude : ce n’est pas dans l’individu mais dans le chœur que réside la vérité ; en un sens, le monde, quel qu’il soit, est dans le vrai, car la vérité est dans l’indissoluble unité du monde humain. » Il n’est donc jamais facile ni gagné d’avoir raison contre le monde et sa vérité : l’individu seul pèse peu dans la balance. Kafka, suivi de Barthes, creuse ainsi une interrogation qui met en tension la question ouverte par l’intitulé de cette exposition collective. Dans cet esprit, nous avons convoqué des artistes dont les travaux entrent en résonance avec les images fortes qu’Alexandre Christiaens nous ramène de ce monde où il s’aventure. Christian Carez, Armelle Caron, Sélim Christiaens, François de Coninck, Bénédicte Deramaux, Patrick Guns, Nicolas Kozakis et Raoul Vaneigem, Alain Rivière, Marie-Françoise Plissart, Eugène Savitzkaya et Marie André : au plus près de son médium, chacun d’entre eux témoigne d’un singulier parti pris du monde dans ce combat singulier mené pour le rendre plus lisible, plus intelligible, plus habitable et donc plus humain.

Nous ne sommes pas tant responsables du monde que de la lecture qu’on en fait et adresse aux autres. En ce sens, la lecture que ces artistes opèrent du monde – le nôtre, le vôtre, le leur – a des choses à nous dire autant qu’à nous montrer. Prendre le parti du monde, envers et contre tout, c’est donc non seulement une position individuelle qui définit une orientation et une prise de risque, mais c’est aussi une invitation collective que le Centre culturel de Namur fait sienne et adresse à son public, à l’occasion de cette exposition inaugurale des Abattoirs de Bomel.

Alexandre Christiaens (B)

Alexandre Christiaens est né 1962 ; il vit et travaille à Namur. Les « déambulations passagères d’un voyageur débordé du monde » : c’est ainsi que le photographe, pour qui le déplacement vers des destinations lointaines est la condition essentielle pour créer, résume l’histoire de ses photographies. Depuis une toute première série d’impressions argentiques en noir et blanc intitulée Marines, voyages et photographie sont donc indissociables. Marin chevronné, Alexandre Christiaens parcourt ainsi le monde en tous sens, et s’y attarde parfois en résidences : Angleterre, Belgique, Chine, Brésil, Roumanie, Inde, Russie, Turquie, Estonie. Qu’il réalise des images de paysages naturels, industriels, portuaires ou urbains, il s’agit pour lui de créer des liens entre ses images qui vont tisser une vision du monde : à travers différentes séries photographiques – paysages industriels, grottes, fronts de mer, marines, etc. – qui se laissent appréhender comme des récits, des fictions sociologiques, mythologiques ou biographiques, ses images habitées par ses propres méandres existentielles mettent en rapport des territoires, des lieux, des formes, de l’humain – parfois présent, souvent suggéré, mais toujours au cœur de son travail – et de l’aléatoire. « C’est un savant dosage, précisément – ou plutôt une intense confrontation d’ordre et de désordre », écrit Emmanuel d’Autreppe : « Tout se joue dans la dualité de densité de la matière et de légèreté des airs, d’obscurité et de lumière, ou encore, de profonds silences vis-à-vis de l’activité frénétique des hommes et des machines ».

Des sources grouillantes, souterraines auxquelles puise son regard, Alexandre Christiaens nous dit ceci :

« Bien plus jeune, il y a d’abord eu les images mentales que charriait la lecture d’auteurs – Ernest Hemingway, Levy Strauss, Jack London, Marguerite Yourcenar, Joseph Kessel, Herman Hesse, Joseph Conrad et bien d’autres. Mes plongées dans leurs livres me laissaient voir tant d’images d’un monde que je rêvais qu’il m’arrivait de m’y transposer par la pensée et d’en ressentir des sensations physiques ; j’en modifiais mes attitudes ou mes mouvements, je voulais apprendre la nature et, seul, je me suis mis à observer le monde qui m’entourait. Devenir ces personnages de romans me tenaillait. Je devinais le monde, naïvement : il m’apparaissait comme un vaste jardin public où pouvaient se côtoyer le naturel, le vivant, le sauvage, le végétal, l’animal, le minéral – et l’humain, bien sûr. Ce qui me fascinait, c’était de découvrir ce qui s’y cachait, ce qui ne se laissait pas facilement s’approcher ; je me doutais que ce monde contenait des secrets ; j’aspirais à découvrir l’envers du décor. Et puis la force de la nature, sur terre comme sur mer, me fascinait : il y avait tant d’espaces et de lieux que je me réjouissais de parcourir. Ensuite, un jour, il y eut le voyage physique et, à partir de là, les images mentales se transformèrent en images réelles – elles se confrontèrent enfin, à tout le moins. J’ai d’abord regardé le monde en le parcourant, en le traversant – je ne faisais pas de photographie. Aujourd’hui que je continue à le parcourir avec mon appareil, il m’arrive parfois d’avoir le sentiment que c’est le monde qui me traverse tout autant, désormais – alors, je le photographie. Les sujets photographiés sont comme des apparitions spontanées. Je m’efforce de faire en sorte qu’elles révèlent ce côté magique qui donne un supplément d’âme au monde. C’est aussi une position que je prends pour rendre hommage à cette conscience du monde telle qu’elle affleurait en moi au contact de ces écrivains dont je parle. Je pose aujourd’hui des images pour signifier le rapport que notre humanité entretient avec l’univers – ou pas. Il y a cette phrase de Carl Havelange qui m’accompagne dans mon travail : ‘les images qui tombent dans le privilège (d’être fixées sur le papier) sont toujours des découvertes qui échappent à la préméditation du dispositif. Alors, chaque image est nouvelle et solitaire.’ (…) »

Ajoutons que le titre de cette exposition collective, Le parti du monde, puise directement dans cette démarche, comme dans l’échange qui a nourri la sélection des photographies présentées dans l’exposition. A l’image de son travail, c’est un titre polysémique. Dans parti il y a le verbe partir : un verbe fort – intransigeant autant qu’intransitif – que le photographe prononce souvent quand il parle de son travail : il lui faut partir, dans le sens où il lui faut toujours « aller voir ». Sur le plan phonétique – et en mineur – parti est le participe passé du verbe partir : il évoque ici ce qui du monde s’éloigne, se termine, se finit. Nous quittons un monde pour un autre, en ce début du XXIème siècle – sans savoir très bien celui qui nous attend. En l’occurrence, nombre d’images d’Alexandre Christiaens témoignent d’un monde qui finit – un monde désinvesti, souvent laissé à l’abandon : en ce sens, elles donnent consistance à cette dimension du parti du monde entendu comme tout ce qui, du monde, s’en va à la dérive – comme cet ersatz de Parthénon flottant sur la mer, que nous avons choisi comme image phare de l’exposition : le débris d’un pont ancien entre deux mondes.

Christian Carez (B)

Christian Carez est né à Bruxelles le 13 mars 1938. Son enfance est très marquée par la seconde guerre mondiale. À dix-huit ans, il tombe amoureux fou de Charlotte N. et la rejoint à La Cambre, la prestigieuse école des beaux-arts bruxelloise, proche des principes du Bauhaus, où elle est étudiante. La guerre d’Algérie (1954) et le soulèvement de Budapest (1956) le précipitent ensuite dans la passion de l’histoire contemporaine. Photographe multiple et composite, deux axes déterminent son parcours : d’une part, des travaux mis en scène, fictionnels, comme Les Lieux désertés – un pèlerinage sur les traces d’un amour tragique dans l’URSS de la fin des années 50 –  et Mishmash ou la Confusion, une sorte de saga retraçant son histoire, celle de sa famille et de ses amis entre l’immédiat avant-guerre et la fin du siècle. D’autre part, des photographies documentaires et de paysages, comme celles du Jour se rêve, qui évoquent le sort de ces millions de gens de la très riche Europe occidentale : les laissés-pour-compte d’un système qui ne laisse pas beaucoup de place à l’homme et qui s’appelle Capitalisme.

« Grèce générale » : cette inscription anonyme taguée sur un mur de Bruxelles il y a un ou deux ans prend aujourd’hui tout son sens. C’est un appel, un cri du cœur et de ralliement dont le photographe, amoureux de la Grèce et ami du peuple grec, se fait le transmetteur dans une image qui est un véritable tableau. Un piéton passe, indifférent à l’inscription ; il semble sortir du cadre. Face au drame humain qui se joue en Grèce, resterons-nous donc des déambulateurs approbatifs – pour reprendre l’appellation dont Philippe Muray affublait les membres de ce « club de consommateurs » qu’est devenue l’Europe ?
« Les rêves de l’Etat sont nos cauchemars » : en écho, cette inscription fixée sur la pellicule – et, précisons-le, soigneusement taguée par l’artiste lui-même sur les vieilles portes en métal d’un domaine qui semble à l’abandon – annonce la couleur (grise) de cette société du bien-être dans la fiction de laquelle le discours dominant nous maintient – « celui qui ne bouge pas ne sent pas ses chaînes », ajoute l’artiste en coulisses, citant la militante socialiste et théoricienne marxiste Rosa Luxemburg.

Armelle Caron (F)

Artiste plasticienne, Armelle Caron est diplômée des Beaux-Arts d’Avignon en 2004 ; elle vit et travaille à Sète. Depuis, elle explore le monde et les cartes au travers du dessin et de l’écriture. Ce travail d’une grande sobriété plastique prend forme dans des séries qui allient souvent le texte et le trait. Elle propose un regard poétique sur notre rapport à l’image du monde.

Si son Monde tout rangé ne manque pas de nous inspirer immédiatement un sourire, c’est qu’il fait d’abord affleurer à la surface de notre conscience le souvenir d’un dessein d’enfant qui aurait perduré, sous la croûte épaisse de notre raison d’adulte – car qui d’entre nous ne cultive pas encore secrètement le rêve enfantin d’ordonnancer le (chaos du) monde, pour pouvoir l’appréhender plus facilement ? L’artiste nous dit d’ailleurs qu’elle procédait ainsi, enfant, avec ses Lego : elle les rangeait par taille, par couleur et par forme et, quand tout avait trouvé sa place – son unique place valable, selon elle – elle remettait toutes les pièces en vrac dans la caisse. Aujourd’hui, qu’il s’agisse de ranger le monde ou les villes, Armelle Caron poursuit son obsession : en dépouillant les éléments géographiques de leurs légendes, couleurs et éléments textuels et en les rangeant par taille et par forme dans sa nouvelle typologie, chacun d’entre eux devient une entité singulière, une sorte d’abstraction à la forme graphique pleine et autonome. Il s’agit donc bien aussi de dessin et pas seulement de la réappropriation personnelle par l’écriture d’un système de représentation communément partagé : au final, chaque îlot, chaque parcelle de territoire, chaque pays devient une image graphique vide de toute représentation – et, en ce sens, on peut dire que l’artiste donne carte blanche aux nouvelles représentations du monde que nous sommes invités à projeter sur son travail graphique épuré.

Sélim Christiaens (B)

« La pomme ne tombe jamais bien loin de l’arbre », dit le proverbe. Et à raison : depuis sa naissance en 1989 à Namur, Sélim Christiaens est trimbalé en voyage par ses parents. Inoculé très tôt, le virus se révèle aujourd’hui intraitable. Son intérêt pour l’image – le cinéma d’abord, la photographie ensuite – prend forme durant son adolescence : à l’heure de terminer l’école secondaire dans l’option audio-visuel à l’IATA, à Namur, il sait déjà qu’il mettra cette passion naissante pour l’image au travail. En 2012, il sort diplômé du « 75 », l’école des arts de l’image à Bruxelles. Mais il choisit de poursuivre son apprentissage de la vie à l’école du voyage, comme son père, et s’en va sur les sentiers du monde : l’année d’après, il part pour un périple de six mois en Inde et au Népal en compagnie d’un ami, d’où il ramènera notamment cette image sensuelle d’une oasis de verdure chatoyante, nichée au creux de la montagne grandiose. Après une année passée à Bruxelles, il repart encore « voir ailleurs » ; il est aujourd’hui en voyage au Canada et sur la côte ouest des Etats-Unis.

François de Coninck (B)

Né le 14 avril 1969 à Kinshasa, sur les bords du Congo, François de Coninck vit à Anvers, sur les bords de l’Escaut, et travaille un peu partout, sur les bords du réel — au confluent du langage et de l’image.

« Etre au monde », dites-vous ? Cet effacement de la première page du Monde sur laquelle est cacheté en rouge le sigle indiquant la position d’un individu sur une carte, dans le but de lui permettre de s’orienter, fait directement écho à la pensée de Kafka qui hante la réflexion de l’artiste depuis de nombreuses années : Dans le combat entre toi et le monde, aide le monde. Le sigle est, lui aussi, soumis à l’effacement – à l’érosion du langage sous la coulée continue du réel : « ICI » a quasiment disparu de la surface de ce Monde où n’apparaît plus qu’un vague « VOUS ETES ». Sur la piste du monde, la vie, sans cesse, brouille les cartes.

Bénédicte Deramaux (F)

Née le 7 octobre 1978 à Agen, Bénédicte Deramaux vit et travaille en France. Après des études de Lettres Modernes en vue d’enseigner auprès d’enfants sourds et malentendants, c’est son intérêt pour le langage et les silences qui l’amène vers la photographie. Diplômée en 2005 de l’Ecole de Photographie de Toulouse, elle développe depuis un travail d’auteur dans une voie intimiste, explorant les fragilités, les tensions entre l’impermanence du monde et son appréhension équivoque. Sa première monographie intitulée Ephéméris est publiée en 2015.

Il s’appelle Ahmed Achhoud, dit « Papillon » dans la rue. Migrant rompu et sans-papiers, il vit en solitaire à l’écart des groupes, sous tous les toits du ciel, s’éclipsant la journée pour revenir mendier en ville le soir. Son chien, le grand Vagabond, donne aux yeux de son maître tout le sens à sa vie. Combattants de la route, l’un ne quitte jamais l’autre. Ahmed a vécu essentiellement en Algérie, en Suisse et en France. Il a connu deux expulsions vers son pays natal, le Maroc, est revenu chaque fois par Gibraltar, perdant son père tragiquement lors de l’un de ces passages clandestins.

Un an après leur rencontre, le 2 février 2011, il se retrouve en Centre de rétention administrative (C.R.A.) suite à une plainte creuse, à Cornebarrieu – en bordure de l’aéroport, sous le bruit insoutenable et assourdissant des réacteurs, au bord d’une route que seul un panneau Crématorium indique. Interdiction de photographier. Et presque d’échanger. Bénédicte Deramaux va chercher son chien à la S.P.A. et prendra soin de lui à la maison. Ahmed refuse l’expulsion par avion. Il sera donc incarcéré pour délit de refus. Ineptie judiciaire. Le 19 avril 2011 devait être la date de sortie. Il fut expulsé soudainement le 5 : un bateau Sète-Tanger était apprêté. Ahmed fêtait ses 60 ans. Ironie : au mois de mai, une carte postale touristique arrive. Ils sont beaux, les mots d’Ahmed. Puis, le temps silencieux s’écoule et le chien se couvre de poils blancs. Trois ans plus tard, une lettre explique une peine de prison purgée. Vagabond lui manque mais il est mort, le cœur valeureux et usé, deux mois avant que ce courrier n’arrive.

L’installation intimiste de Bénédicte Deramaux se présente au regard comme une bribe d’histoire. Elle rend hommage, sobrement et avec justesse, à cet homme échoué sur les rives politiques de l’Europe. Une image du Centre de Rétention Administrative côtoie une photo d’identité dégradée, reproduction d’une photocopie de carte de séjour périmée de 2004. Ces documents apparaissent en balance avec les médailles du marathonien qu’il était. Dans un parcours chaotique, le chien apparaît comme un point de repère, une corde à laquelle se retenir. Une personne exclue est plus que rejetée physiquement, géographiquement ou matériellement ; son exclusion constitue une dégradation et prend la forme sournoise d’une rupture qui procède par ruptures de sens. La question surgit : qui sommes-nous si l’autre ne nous reconnaît pas ? Dans l’Odyssée, Homère écrit le retour d’Ulysse après vingt ans d’absence auprès des siens. Déguisé en mendiant, personne ne le reconnait excepté son chien, Argos. Ce dernier meurt sur le moment ému par l’apparition de son maître. Par de nombreux récits, les animaux sont ancrés dans notre passé. Ils évoquent en nous des émotions allant de la fascination à la crainte.

« Je suis un animal mais je te respecte » : cette violente parole d’Ahmed dite dans un moment difficile – une nuit noire noyée d’alcool, ici rapportée au mur, Bénédicte Deramauxl’a intérieurement reliée à un texte, publié à titre posthume, de Jacques Derrida :  L’animal que donc je suis. Ce titre qui joue de l’ambiguïté du verbe conjugué – être et suivre à la fois – évoque un moment fort, vécu par l’auteur, qui constitue le point de départ de ce livre : une expérience de nudité honteuse devant un animal. A partir de là, Derrida développe une pensée sans présomptions qui nourrit une autre conception du vivant, aborde la question du rapport de pouvoir entre dominant et dominé, développe une interrogation sur le langage. Les regards portés sur l’altérité sont douloureusement en jeu. Et par ailleurs, l’homme ne se reconnaît homme à part entière, dans toute sa dignité, que dans le regard de l’animal. Dans l’installation, la nudité est omniprésente – le torse nu, tatoué de Papillon, la couverture rêche, brute et imposante, les poils du chien, entrent en résonance, esquissent des confusions, donnent forme à des interrogations, elles aussi porteuses d’ambiguïtés.

Patrick Guns (B)

Jouant sur le double sens et la signification des mots et des images, l’œuvre de Patrick Guns se révèle être un miroir du monde contemporain, de ses dérives et de ses questionnements, qu’ils soient d’ordre politiques, économiques, sociaux ou religieux. L’artiste utilise un langage plastique multiforme, souvent coloré, corrosif, empreint de cynisme mais dégagé des idéologies politiques et propose, avec une fausse légèreté, un regard libre et attentif sur les sujets de société. À travers ce qu’il nomme des « images poétiques », il invite à réfléchir, avec humour et poésie, sur l’universalité de la condition humaine. « Armé de son humour noir et mobilisé par sa joyeuse amertume, il pose sur les sujets graves de notre histoire ou de notre actualité, comme la guerre, la peine de mort, le colonialisme, le racisme ou l’immigration clandestine, un regard corrosif qui retire le vernis sordide ou pathétique dont les médias les recouvrent souvent, pour révéler leur dimension tragique et solliciter au lieu de notre empathie l’examen de notre conscience. A travers des jeux de mots, des associations d’idées et des rapprochements d’images, son œuvre possède cependant la qualité poétique nécessaire au dépassement de la morale et de la culpabilité », écrivait Denis Gielen, dans le catalogue de l’exposition que le MAC’s lui consacra durant l’été 2014, I Know A Song To Sing On This Dark, Dark, Dark Night. Les séries les plus emblématiques de cette œuvre sont My Last Meals*** (2007) – des photographies de chefs étoilés du monde entier re-cuisinant des derniers repas de condamnés à mort américains, restaurant ainsi l’humanité des exécutés –, No to Contemporary Art (2005-2014), des images de manifestations mondiales fictives contre l’art contemporain ou, encore, The Fading of Colours (2002-2003) – de grands dessins au Bic bleu mettant en scène le logo du petit écolier malmené.

Des fragments de barque flottent dans l’espace à la manière des éléments d’un mobile de Calder. Des pages du journal Le Monde – immobiles, elles – sont fixées aux murs par des clous en ivoire. L’intérieur des fragments de barque est recouvert d’or, de même que les papiers journaux où sont également fixées des écailles de peinture tombées de ces fragments. L’ensemble évoque le problème dramatique de l’immigration en mer méditerranée où périssent chaque année des milliers de migrants du continent africain, du Proche et du Moyen Orient – depuis 2002, plusieurs milliers de réfugiés se sont noyés aux abords de l’île italienne de Lampedusa.  Griffée à l’ongle, à même la feuille d’or de l’un des débris de ces « faits divers humanitaires », comme le seraient les mots désespérés d’un condamné à mort sur les murs de sa cellule, une inscription en arabe donne à l’embarcation disloquée son statut politique de bouteille à la mer : Nous sommes une trentaine Que Dieu nous aide. Symbole du capitalisme et de la richesse des pays occidentaux fondée entre autres sur le colonialisme, l’or est le rêve ou le leurre de tous ces migrants, entre ciel et mer. Plusieurs références au livre Moby Dick de Herman Melville, le grand romancier de la mythologie américaine, y sont également décelables : l’ivoire de la jambe du capitaine Achab, la pièce en or promise au marin qui repèrera la baleine blanche, le petit Nègre Pippin qui tombe plusieurs fois à la mer et sombre finalement dans la folie. Enfin, des pierres calcaires employées pour la lithographie et poncées jusqu’à la limite de leur utilisation – c’est-à-dire la cassure – complètent l’installation. Sur le principe de la technique de la lithographie, l’inscription en négatif et en lettres dorées reprend le nom d’une embarcation de migrants échouée sur les côtes italiennes – tel le numéro d’identité de victimes anonymes. Ce nom ne peut se lire en positif que dans le reflet d’un miroir ou d’une surface d’eau.

Nicolas Kozakis (B) & Raoul Vaneigem (B)

Nicolas Kozakis, peintre et sculpteur, pratique aussi bien l’installation, la vidéo ou la photographie et porte un intérêt particulier à l’architecture et à l’espace public.  Son œuvre interroge sans cesse, par l’association contradictoire de matériaux, de symboles, d’images et de mots, les conflits de notre existence.  Il reconnaît poser, par le biais du monochrome aux laques de carrosserie de luxe, une résistance à l’inflation et à la saturation de l’image, clin d’œil aussi aux symboles de réussite de ce monde consumériste.  Dans chacune de ces approches distinctes apparaît une préoccupation constante et renouvelée pour l’énoncé et la mise en vigilance du regard. Nicolas Kozakis puise dans l’histoire les moyens de reconsidération, de réévaluation de son rapport au monde.

Anarchiste soixante-huitard, Raoul Vaneigem fut l’un des leaders – avec Guy Debord, son fondateur –  de l’Internationale situationniste créée en 1952. Né en 1934 à Lisses, en Belgique, il est le fils unique d’un cheminot socialiste anti-clérical. Il fréquente les Faucons rouges, une organisation de jeunesse libertaire. Diplômé de philologie romane à l’Université Libre de Bruxelles, il entame sa carrière comme professeur d’école normale dans la Région de Bruxelles. En 1961, il adhère à l’Internationale situationniste. En 1964, il est suspendu de l’Ecole normale pour avoir eu une aventure avec une de ses élèves, ce qui lui permet d’être nommé professeur de morale dans un lycée –  à la suite de quoi il démissionne, reste en ménage, a quatre enfants et tire le diable par la queue. En 1967, il publie Traité du savoir vivre à l’usage des jeunes générations, en même temps que Guy Debord, La Société du spectacle. Dans cet ouvrage fondateur, Raoul Vaneigem pose quelques-uns des grands principes radicaux du mouvement situationniste : le refus de la société de consommation, la dénonciation de ses contraintes sociales et de sa tendance à l’uniformisation, le combat écologique de libération de l’humain. Avec les situationnistes, il participe activement à mai 68 à Paris mais, en désaccord avec Guy Debord, il démissionne de l’organisation en 1970. Raoul Vaneigem est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages. Outre le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (Gallimard, Paris 1967), on citera notamment : Pour la révolution (Terrorisme ou révolution) avec Ernest Coerderoy (Ivrea, collection Classiques de la subversion, Paris 1972) ; Le Livre des plaisirs (Encre, 1979, Labor, Bruxelles 1993) ; Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire (Seghers, Paris 1990) ; Les Hérésies (PUF, Que sais-je ?, Paris, 1994) ; Avertissement aux écoliers et lycéens (Mille-et-une-nuits, Paris 1995) ; Nous qui désirons sans fin (Le cherche midi éditeur, Paris 1996) ; Pour une internationale du genre humain (Le cherche midi éditeur, Paris 1999) ; De l’inhumanité de la religion (Denoël, Paris 2000) ; Déclaration universelle des droits de l’être humain. De la souveraineté de la vie comme dépassement des droits de l’homme (le cherche-midi éditeur, Paris 2001).

Un moment d’éternité dans le passage du temps est une œuvre qui associe un texte de Raoul Vaneigem aux images filmées par Nicolas Kozakis en Grèce. De ce film, Nicolas Kozakis nous dit ceci :

« Loin du monde numérique, en ces rares contrées où les quatre éléments sont encore assez présents et visibles pour que l’on ressente à quel point on en fait partie. Ici planent les récits cosmogoniques. L’horizon se contemple et le silence apaise les habitudes quotidiennes ; on est hors du temps, on délaisse la vitesse pour les vertus de la lenteur. Les pieds peuvent fouler les derniers sentiers telluriques. Au soleil, la blancheur de la chaux éblouit et réchauffe les corps. Comme un métronome, la queue d’un mulet rythme le temps qui passe lentement. La paresse se savoure au tempo lento de notre respiration. Le paysage fait écho à la mer, la roche et le marbre sont à l’état pur. Le mica resplendit plus que la peinture métallisée de haute technologie, plus que les luxueuses voitures, symboles de réussite du monde consumériste. L’homme pourtant gagne du terrain ; le béton et le plastique agressent parfois ce tableau vivant. Plus loin, un jeune homme au visage triste, proche de la génération des natifs numériques, vêtu d’un pantalon de training, pelle à la main, est à l’ouvrage au même endroit depuis trois ans. Sa présence nous ramène à notre propre existence : à lui seul il incarne la misère et l’exploitation pratiquée par nos sociétés marchandes.

Dans un paysage proche et lointain, chacun est seul à vouloir construire sans relâche une existence qui soit sienne. Les pierres sont à l’image de notre résolution. Les bêtes ont dans les yeux le reflet de l’homme exploité. Du minéral, du végétal, de l’animal monte, en ces temps de désarroi, un appel à la solidarité avec tout ce qui nous fait vivre et vit en nous. »

Marie-Françoise Plissart (B)

parmi lesquels Droit de regards avec Benoît Peeters (Minuit), Bruxelles, Horizon vertical (Prismes) et Mons (Les Impressions Nouvelles, 2009). Le projet Kinshasa, la ville imaginaire (La Renaissance du Livre) avec Filip De Boeck lui a valu le Lion d’or de la Biennale d’architecture de Venise. Une rétrospective, A World without End, lui a été consacrée en 2008 au Fotomuseum d’Anvers. En 2013, elle a réalisé Le Quatrième mur. Elle prépare une exposition au Botanique pour le mois de décembre 2015.

« Le fleuve coule de siècle en siècle et les histoires des hommes ont lieu sur la rive », écrivait Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être. « Elles ont lieu pour être oubliées demain et que le fleuve n’en finisse pas de couler ». A travers ce plan séquence de 18 minutes filmé d’une balénière, c’est un singulier parti pris du monde que Marie-Françoise Plissart fixe sur la pellicule : celui d’une « ville monde » toujours en mouvement dont elle nous donne le tempo, sans un mot. Des barges qui pourrissent ensablées dans le port de Kinshasa à la vie grouillante d’un marché, ces instantanés des rives du fleuve Congo sont aussi extrêmement rares : on sait l’impossibilité théorico-pratique de prendre des images sur le vif à Kinshasa, tant il est difficile d’obtenir les sempiternelles autorisations requises. Il fallait une grande amoureuse de la ville, au désir décidé, pour contourner malicieusement – avec Filip De Boeck et la présence d’un chef coutumier incognito – l’obstacle et nous autoriser cette plongée dans la vie du fleuve auquel les Kinois tournent le dos.

Alain Rivière (F)

Né à Paris en 1958, Alain Rivière vit et travaille dans la Drôme. Il est plasticien, réalisateur et enseignant aux Beaux-Arts de Marseille. Il travaille, écrit Jean-Yves Jouannais, « à une œuvre qui semble être l’expansion anarchique et polymorphe d’un rêve très ancien et depuis oublié, qui devait être un livre, le livre. Cette œuvre pourrait s’apparenter à une sorte de catalogue de vente par correspondance, à son brouillon en tout cas, réalisé dans des conditions artisanales ultimes. Il semblerait que l’auteur-éditeur de cet ouvrage éminemment commercial se soit multiplié afin d’apparaître partout et, tel un mannequin plein de bonne volonté, de servir de modèle unique à la fois aux pages « Sous-vêtements » – hommes et femmes –, à la rubrique « Jouets », aux chapitres « Électroménager » ou « Philosophie ». C’est toujours Alain Rivière, toujours identique et jamais tout à fait le même, qui prend la pose, au service d’accessoires, d’attributs ou de notions qui ne le caractérisent qu’accidentellement et de manière passagère. À y regarder de plus près, il semblerait que cette ébauche de catalogue marchand soit davantage un projet d’encyclopédie. L’encyclopédie d’un monde qui n’existe pas. Une encyclopédie qui n’expliciterait pas un monde, mais qui tenterait de le constituer. Et le mode de constitution de ce monde serait moins de l’ordre de l’inventaire, de la compilation, que du retranchement, de la palinodie, de la biffure »1

Hubris

Dans la Grèce antique, l’hubris désignait tout ce qui, dans la conduite de l’homme, était considéré par les dieux comme de l’orgueil démesuré – et puni en conséquence comme une faute. Les quatre portraits accompagnés d’un texte appartiennent à la série plus large des Vues de l’esprit : des autoportraits à travers lesquels Alain Rivière dit se représenter « plus ou moins perdu dans l’Histoire et dans la vie en général ». Ces quatre portraits sont encore référencés par des catégories précises : le « secteur art » pour deux d’entre eux, le « secteur politique » et le « secteur philosophique » pour les deux autres. L’artiste s’est mis en scène et photographié figé dans la posture du rêveur, du penseur, du littérateur, du promeneur solitaire. Ces quatre figures archétypales de la pensée font montre, dans le texte qui accompagne leurs portraits, d’une ambition démesurée sur le monde – celle de « circonscrire les territoires minés du lyrique et de l’héroïque en crapahutant dans leurs fossés ou en explorant leurs douves »2. Mais force est de constater que chacun d’entre eux se prend les pieds dans le tapis de la langue : sur le rivage du labeur, à la surface granuleuse de la page blanche affleure l’expression accidentelle d’aspirations déconfites. La figure de l’oxymoron est ici portée à son comble dans la matérialité même de l’écriture – une écriture du fiasco à l’horizon du réel qui déjoue sans cesse toute tentative d’emprise par le langage. Ces paperolles tachetées, biffées, effacées, raturées et avinées signent une « jubilation littéraire qui n’existe pas hors d’une pratique du trébuchement. Des anacoluthes qui tombent, s’épuisent à désirer préciser et s’égarent à force de vouloir dire. Une pratique mélancolique et non masochiste d’une figure relevée et commentée par Nathalie Quintane : l’épanorthose qui est une figure de rectification, de rétractation, et comme d’excuse quand on s’est trompé. Alain Rivière fait de l’épanorthose, figure de mots, une figure graphique. Son texte est épanorthosé de fond en comble. En clair : ce n’est jamais tout à fait ça. »3

Etiam credo

Au départ, il y a une installation dans les rues de Paris, en 1988 : Alain Rivière place un isoloir autour d’une boîte aux lettres à la sortie d’une bouche de métro. L’isoloir est surmonté d’un panneau en bois où se trouve gravée l’inscription ETIAM CREDO. Anagramme parfait du mot DEMOCRATIE, la phrase signifie en latin : « Pourtant j’y crois ». Sur proposition du commissaire, l’installation a été revue pour l’exposition : l’isoloir et sa plaque sont présents mais le premier est désormais fermé et la boîte aux lettres a disparue : à l’intérieur de l’isoloir se trouve placée l’installation sonore d’Eugène Savitzkaya et Marie André, NOUBA, audible de l’extérieur avec des casques audio. De ce lieu confiné où chacun d’entre nous est amené à déposer sa voix silencieusement, dans la solitude d’une « croyance malgré tout » – monte donc désormais le brouhaha qui s’élève des assemblées humaines (…) : « Suscitée par le tohu-bohu que la grammaire voudrait organiser en cosmos, la parole retourne au chaos… Ce qui reste en mémoire est un tissu sonore, dense et riche, semblable au vent, à la houle de la mer, au crépitement de la pluie. NOUBA est un flot de paroles où les voix sont fondues, une averse de mots s’éloignant de leur sens, une vague qui roule et mêle des vocables familiers », comme l’écrit Eugène Savitzkaya lui-même.

 

1 Jean-Yves Jouannais, “Hello Eylau”, Art Press 2, mai 2007.

2 Ibid.

Eugène Savitzkaya (B) et Marie André (B)

Né à Liège en 1955, Eugène Savizkaya vit en Belgique. Il pratique le « festoyant français » – selon la formule de Jude Stefan – depuis 1972. Il publie des romans, du théâtre, de la poésie aux Editions de Minuit à Paris, principalement. Il travaille aussi pour le cinéma, l’architecture et l’urbanisme.

« Ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Se penche sur l’asthénosphère. »

Marie André est née, vit et travaille à Bruxelles. Depuis la fin des années septante, elle réalise des films, des vidéos et des documentaires radio. On citera : Galerie de portraits (grand prix du Festival d’art vidéo de Locarno, 1982), Répétitions (prix du Ministère de la culture de la Communauté française de Belgique, 1985), Come ti amo (primé au Festival d’art vidéo de San Sebastian, 1983), Le fil des jours (film, 1994), Narcisse aux chiens (film, 1997), Temps d’hiver (film, 2002). Elle est l’initiatrice du projet d’édition (texte et CD) intitulé NOUBA et la réalisatrice de la mise en voix, avec l’étroite collaboration de Serge Czapla, Nathalie De Corte, Eric Doppagne, Aniceto Exposito-Lopez, Jacques Izoard, Halinka Jakubowska, Babis Kandilaptis, Nicolas Kozakis et Selçuk Mutlu.

De NOUBA, Eugène Savitzkaya écrivait encore ceci, en préface de l’édition du texte et du CD aux Editions Yellow Now :

« NOUBA est en quelque sorte la matrice du texte intitulé Célébration d’un mariage improbable et illimité paru aux éditions de Minuit en 2002. Il est né d’un poème que j’ai prononcé à Rome à l’occasion d’un mariage haut en couleurs. Son déploiement en colonnes a été quasiment immédiat, car chaque énoncé appelait un contrepoint et chaque contrepoint, un autre contrepoint. La parole appelait la parole dans une course effrénée d’une quarantaine de pages format A2. Et cela sans qu’une ligne narrative ne s’impose. Nouba est un ensemble de démonstrations inabouties, de théorèmes inexistants ou une flopée de théorèmes indémontrables faisant naître une flopée de théorèmes non démontrés, achoppant sur des principes incontournables et trébuchant les uns sur les autres. Au centre de Nouba, il y a la question du genre et de son rôle, mais sans la moindre prise de position, comme si, dès le départ, toute proposition était à la fois bonne et mauvaise et tout choix, aléatoire et arbitraire. Nouba est la fabrication ipso facto d’une machine verbale, d’une sophistique concourant à sa propre perte par jubilation exacerbée. Pas de personnages, pas de psychologie, pas d’ego, pas d’êtres, juste des voix énonçant des contre-principes, des contrevérités, joutant pour rien, jouant de tout, épuisant les paradigmes, dans l’à-peu-près, la nuance nuancée, la répétition forcenée. Ça broute comme il est dit d’un moteur, ça râpe, ça crisse, ça couine. Ça ne peut pas faire autrement. L’ensemble ne peut être perçu par la lecture solitaire, mais par l’audition des voix enchevêtrées en un fuseau mouvant et fluctuant, seul à même de rendre l’inutile et chatoyante sonorité des mots, du brouhaha, des débats au sénat, à la chambre, ou dans les vernissages mondains. La démocratie étant aussi cette foire d’empoigne où les vocables migrent, valsent et ricochent dans le grand vrombissement du silence. J’ai tenu à ce que les différentes colonnes soient prononcées par ces voix-là, celles que vous pourrez entendre. La version écrite est le livret accompagnant le petit opéra. Une audition dans les meilleures conditions techniques est exigée. »